Noeud coulant
Pil – 14 Mars 2018
Odelle était une virtuose du tricot… Le point ajouré de méduse facile, le point de diable, le point de blé impair n’avaient aucun mystère à ses yeux. Elle tricotait par tous les temps, en lisant, en potinant, en se promenant… Ses doigts paraissaient reliés à un système nerveux indépendant et bougeaient avec une merveilleuse agilité, comme un animal à huit pattes. A toute allure et sans cesse elle confectionnait des pulls et des écharpes… D’ailleurs, surtout des écharpes.
Sa Grand-mère, occasionnellement tricoteuse, lui avait donné les quelques rudiments nécessaires.
Mais ce qu’avait aimé le plus au monde cette vieille dame, c’était broder. Elle avait festonné cent serviettes, nappes et napperons et orné d’entrelacs compliqués un nombre considérable de chemises et de combinaisons. La dextérité de son aiguille s’était acharnée sur les draps de lit. Le point de cordonnet boursouflait les tissus, s’enroulait en volutes complexes, en initiales tarabiscotées et marquait les chairs tendres de ceux qui s’endormaient dessus. Ses raccommodages et ses reprises étaient si finement piqués qu’ils transformaient en brocard les modestes étoffes qui passaient entre ses mains. A la maison, les placards de la lingerie étaient emplis de piles et de piles de ces cotonnades qu’elle avait magnifiées.
La mère d’Odelle, une énervée, principalement énervée par sa propre mère, trouvait la broderie statique et inutile - mais ne croulait-elle pas déjà sous des kilos de damas et de guipures qu’elle gardait avec amour ? Quant au tricot, elle le disait trop lent à prendre forme. Elle, ce qui lui plaisait, c’était tracer la route avec sa Singer, surfiler, surjeter, ourler des centaines de mètres de tissu dans un bruit d’enfer, installer ce tissu aux fenêtres et recommencer.
Au final, lorsqu’il avait fallu vider la Grande Maison, les vingt placards de sa lingerie, décrocher rideaux et double-rideaux de ses vingt et une fenêtres, de nouvelles piles d’étoffes, chargées elles aussi de souvenirs et de savoir-faire, s’étaient ajoutées au baluchon familial qu’Odelle et sa sœur portaient avec fidélité et révérence.
En ce début du mois de juin, concentrée d’un œil sur son point d’astrakan afin de terminer au plus vite l’écharpe qu’elle avait commencée la veille, et qu’elle destinait à sa fille, Odelle mesurait tout l’encombrement de cet héritage. Elle se sentait entravée dans une inextricable pelote que les femmes de sa lignée se transmettaient de fil en aiguille…
Trois mailles à l’envers, trois mailles à l’endroit…
Un fil solide l’avait rappelée, retenue, empêchée…
Trois mailles à l’endroit, trois mailles à l’envers…
Sa fille, raccommodeuse de corps, ne chargerait pas ses petits… Ses ouvrages de couture ne s’entasseraient nulle part. Ses points de suture vivraient dans des chairs inconnues. Tant mieux.
Trois mailles à l’envers, trois mailles à l’endroit… Rabattre le fil et finir par un nœud coulant… Odelle pourrait commencer une nouvelle écharpe, au point de citrine cette fois. Elle enverrait les deux dans le même paquet…
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© 14 Mars 2018 Pascale Expilly